Cet article continue mon analyse du livre de Jean-Marie Atangana Mebara (JMAM). Il y a eu un article introductif qui plantait le décor. Il y a ensuite eu un article qui décrivait le fonctionnement de l’État, à partir de la description que JMAM en fait.

Il n’est pas impossible de trouver des gouvernants qui privilégient leur pouvoir personnel ou leur intérêt personnel au détriment de l’intérêt de leur pays. Mais il est rare de voir un gouvernant, fut ce le pire dictateur, qui souhaite consciemment que son pays aille mal. Paul Biya ne semble pas être différent puisque, régulièrement, dans ses discours à la nation, il est le premier à décrier l’inertie et l’inefficacité de l’action de son gouvernement. Peut-être ne sont ce là que des mots, mais JMAM nous apprend qu’après sa prise de fonction, le Président lui a notamment dit que « Il s’est attardé sur les problèmes qui semblaient le préoccuper. Il y a eu notamment les lourdeurs et lenteurs de la machine administrative, en soulignant au passage qu’il comptait sur mon expérience à l’Institut de management pour introduire plus d’efficacité ». Mettons donc cela à son crédit, un désir réel de voir les sujets avancer, bref un désir d’efficacité. Le présent article se propose d’examiner l’efficacité de ce système.

Commençons par dire que comme nous l’avons vu, le système est mono-céphale. Il n’y a qu’un chef, et c’est lui qui décide de tout, qui valide tout et qui est censé tout contrôler. A ce titre, les ministres, les directeurs de sociétés, les hauts fonctionnaires ne sont que des relais chargés de mettre en application la politique du Président. Mais laquelle ?

Je suis dirigeant, comment connais je les volontés du président ?

Rappelons que je ne fais pas automatiquement partie des ministres qui le rencontrent (ministres régaliens, sécurité, défense, voire économie et finances) très régulièrement. Point besoin de rappeler le nombre de nos ministres. En l'absence de conseil de ministres, le Président n'a pas le moyen de communiquer à chacun une feuille de route. Du coup qu'est ce qui se passe obligatoirement ? Soit le ministre (je répète, s'il veut savoir les volontés du Président) est obligé de se reporter aux précédentes campagnes électorales (j'invite le lecteur à revisiter la campagne de 2011 par exemple, ponctuée de trois ou quatre discours seulement du candidat et où le RDPC se contentait de dire que le programme économique est le DSCE pour une émergence en 2035) soit le ministre apprend les volontés (ou plutôt les insatisfactions) lorsqu'il survient une crise dans son domaine qui le met en pâture à l'opinion publique (faits divers dans un hôpital, accidents de la route, etc). On peut alors se dire que je suis ministre, je suis censé appliquer la politique du président. Mais je ne la connais pas. Que fais-je alors ? Rien ? J'attends ? Sont ils rares à être dans ce cas ?

On pourrait me rétorquer que le Président n'a pas besoin de voir tous les ministres. Il a un PM qui gère le gouvernement. Il peut être ce relais. Sauf que le PM ne voit pas le Président tous les jours. Et Wikileaks nous apprend que le PM de 2009, au retour d'un « court séjour privé » du Président en Europe, indique à l'ambassadeur d'une puissance étrangère « qu'il n'a aucune idée de la direction que le Président veut voir suivie pour les prochains mois » et que « la promesse répétée par le Président d'avoir un Sénat pour la fin 2009 est complètement irréaliste » (et il avait raison). A une puissance étrangère !

Admettons que je connaisse les volontés du Président et que j'aie envie de les appliquer. Comment suis je évalué ?

Paul Biya doit sans doute croire à l'action performative. Il fait un discours où il dit ce qui doit être. Et il attend que cela soit fait. Mais comme ce n'est pas fait, il refait le même discours. Il est donc intéressant de comprendre la manière (apparemment peu efficace) qu'il utilise pour évaluer ses collaborateurs et l'avancée de leur travail. Nous l'avons vu précédemment, dans le système actuel et dans sa pratique par Paul Biya, le Président se tint informé essentiellement par la lecture de rapports et notes qui lui parviennent et de discussions avec les personnes en qui il a confiance. Il a donc une prise indirecte aux faits, ceci étant important car le seul vrai décisionnaire c'est lui. Ceci a plusieurs inconvénients

  • il peut ne pas avoir la bonne information parce que le rédacteur de la note a fait une erreur. Exemple quand dans le livre de JMAM il fait annuler un projet de loi déjà à l'assemblée parce que le ministre rédacteur s'est rendu compte que cette loi rendrait le Cameroun inéligible à un programme d'aide.

  • Plus grave, les informateurs du Président peuvent lui cacher des informations ou lui présenter des dossiers orientés pour qu'il prenne la décision qui leur va à eux. C'est le cas dans le livre de JMAM où il réussit à convaincre le Président d'annuler une décision en lui prouvant que le projet du ministre viole une loi existante. Que ce serait il passé si le SGPR n'avait pas été consciencieux ou si il était de mèche avec ledit ministre. Combien de textes sont passés dans ces conditions ? Un autre exemple, dévoilé par Wikileaks, est celui dePaul Biya qui découvre par l'ambassadeur US que le début du projet de construction de la centrale à Gaz de Kribi est reporté de plus d'un an du fait de la non signature d'un accord entre la SNH et Perenco alors même qu'il avait expressément ordonné cela à ses collaborateurs. Un an de retard !

  • S'il ne peut jamais être sûr de tel ou tel collaborateur sur tel ou tel sujet (les câbles wikileaks regorgent d'aveux de lui-même à l'ambassadeur US, et le livre de JMAM aussi, quand il constate que le Président ne lui fait certainement plus confiance à un moment donné. D'ailleurs on peut se dire que son livre n'est qu'un appel à dire « je reste loyal »), il est obligé de multiplier les avis tiers avant de pouvoir se faire une opinion. « On m'a dit ceci, est ce vrai ? Je vais appeler encore d'autres personnes pour vérifier ». Et le temps et l'énergie perdus à avancer sur un seul sujet sont...perdus et ne se rattrapent pas quand il s'agit de traiter les autres sujets.

  • Si sur un domaine particulier, personne ne lui adresse de notes, il n'y aura jamais d'avancée sur ce domaine, sauf si lui-même s'auto-saisit du sujet et demande précisément que quelque chose soit fait, Nous l'avons vu, c'est matériellement impossible que lui s'auto-saisisse de tous les domaines spontanément, il faudra donc attendre des « crises » pour que l'on fasse semblant de bouger sur un nombre de domaines invraisemblable.

  • Résultat : Dans le système actuel, et avec Paul Biya, il ne peut y avoir qu'un suivi correct sur un nombre extrêmement limité de sujets : Ceux qui concernent la préservation de son pouvoir (défense, DGSN, Institutions, etc.) ou ceux qui génèrent une crise sérieuse dans l'opinion (c'est ainsi que le football prend une place si importante avec des enquêtes au niveau de la Présidence...)

D'où le processus de décision extrêmement lent et l'inertie inhérente au modèle

On le voit, ce système conduit à l'inertie, et ce au moins pour trois raisons

  • Ne connaissant pas leurs objectifs, bon nombre de hauts-fonctionnaires, ministres, DG n'entreprendront rien car au moins ils sont certains de ne fâcher personne et ne déclencher aucune mesure de rétorsion dun ami du Président,

  • Même quand un objectif est communiqué, le manque de suivi (voir point précédent) entraîne de facto l'immobilisme. Et ce du plus haut sommet de l’État à la base.

  • La centralisation du système où le Président et la présidence doivent décider de tout et tout valider entraîne un goulot d'engorgement énorme. Et pour que les fonctionnaires de la présidence présentent un dossier au Président, il faut parfois attendre. Tenez, même le PM de 2009 se plaignait, toujours à un ambassadeur étranger de l'inertie de la Présidence au point qu'il ait présenté un dossier à signer lui même au Président, s'attirant les foudres du SGPR de l'époque (qui voulait sans doute s'assurer que tout passe par lui pour garder le contrôle). « Esso is angry that Inoni had gone directly to Biya on the matter, Inoni complained, adding that Esso and "the rest of them" (at the Presidency) are so slow they are incapable of getting anything done ».

Autres causes d'inefficacité : Délation, mise en concurrence malsaine, doute sur l’origine des instructions présidentielles

Le système tel qu'il est entraîne forcément des problèmes : Le Président décide tout. Le Président demande des avis sur les sujets et les gens pour se faire son avis (et lit des rapports). Par voie de fait, par stratégie, rancœur, jalousie, sentiments hélas banalement humains, tel médira de tel autre pour qu'il tombe en disgrâce. Que d'énergie perdue, même pour le bienveillant à combattre cela au lieu de travailler. JMAM nous apprend aussi que le Président n'hésite pas à vous rapporter le mal que tel ou tel a dit de vous (et sans doute rapporte le mal que vous-même dites des autres). Comment travailler ensemble vers un même objectif ? JMAM rapporte aussi l'exemple d'un ministre qui refuse d'exécuter ses instructions parce qu'il ne croit pas qu'elles viennent vraiment du Président.

    Je m'arrêterais là, mais j'aurais pu continuer en parlant du traitement de la justice avec notamment la lutte contre la corruption, du type de lois qui sont votées et du rôle (?) du parlement, mais je pense avoir montré comment l'ouvrage de JMAM décrit pourquoi le système produit et perpétue l'inertie que l'on nous dit vouloir combattre. Et ceci en prenant pour acquis la lumière positive sous laquelle JMAM décrit le Président (gros travailleur notamment).

    Que chacun de nous en tire les conséquences qu'il pense pouvoir en tirer...

    Retour à l'accueil